5

Le calme régnait dans le magasin. Aucun bruit de l’agitation quotidienne de la ville n’y pénétrait. Ses yeux eurent tôt fait de s’accoutumer à l’éclairage tamisé qui semblait provenir d’une sorte de qualité réfléchissante des murs et du plafond. Il jeta un rapide coup d’oeil autour de lui et eut d’abord l’impression qu’il n’y avait personne dans la salle, ce qui signifiait qu’on n’avait pas pu faire patienter Neelan.

Il se pouvait aussi que l’avertissement à son propos eût déjà été donné ici et qu’il se trouvât dans un piège. Hedrock soupira et se décontracta. Si c’était un piège, ses chances d’y échapper dépendaient du nombre d’hommes qu’ils étaient prêts à sacrifier. Car ils savaient bien qu’il ne se laisserait pas prendre sans combattre. S’il n’y avait pas de piège, pourquoi se mettre martel en tête ? Il prit la résolution de ne pas s’inquiéter, au moins pour l’instant. Et il se mit à examiner les présentoirs le long des murs et les comptoirs dans la pièce. Cela faisait une douzaine de structures diverses. Hedrock se dirigea vers celle qui se trouvait près de la porte la plus proche et considéra les quatre fusils qui s’y trouvaient. Il eut un instant d’émotion. Il était en grande partie responsable du progrès de ces armes énergétiques, mais chez lui la familiarité avec les machines n’avait jamais entraîné le mépris de celles-ci.

Nombre de ces armes portaient encore leur ancien nom. On les appelait « fusils » ou « revolvers », mais la ressemblance s’arrêtait à cette dénomination. Car ces engins n’envoyaient pas de balles, puisqu’ils ne déchargeaient que de l’énergie, en quantités différentes. Certaines pouvaient tuer ou provoquer des dégâts à plus de quinze cents kilomètres, si cela était nécessaire, et cependant elles étaient contrôlées par les mêmes éléments ultra-sensibles que les portes des Armureries. Tout comme ces portes refusaient de s’ouvrir devant les policiers, les soldats impériaux ou les ennemis divers de la Guilde, de même ces armes étaient-elles conçues pour ne servir qu’à l’autodéfense vis-à-vis des hommes et, à la saison de la chasse, des animaux.

Elles possédaient également d’autres qualités quant à la rapidité des opérations défensives.

Hedrock fit le tour du présentoir et aperçut un homme de haute taille, assis sur une chaise, presque invisible derrière un autre casier. Il pensa que ce devait être Neelan, mais avant qu’il ait pu prendre contact avec lui, un incident se produisit. La porte de l’arrière-boutique s’ouvrit et un homme d’âge avancé, de haute stature, apparut, venant vers lui avec un air d’excuse.

— Je vous demande pardon, monsieur Hedrock, dit-il. J’ai entendu la porte s’ouvrir et j’ai pensé que c’était vous. Mais j’étais occupé à des opérations électroniques que je ne pouvais abandonner.

L’homme le traitait comme s’il avait encore été l’un des maîtres de la Guilde des Armuriers. Hedrock considéra le gérant avec insistance et conclut qu’il n’avait pas encore été avisé que Robert Hedrock avait perdu ses privilèges auprès du Conseil.

— Pardon, monsieur Neelan, dit-il, voici le monsieur dont je vous avais parlé.

L’étranger se leva, comme Hedrock et le gérant s’approchaient de lui.

— Je me suis permis, dit le gérant, d’annoncer votre arrivée à M. Neelan, voici quelques minutes. Monsieur Neelan, je vous présente Robert Hedrock, un des responsables de la Guilde des Armuriers d’Isher.

Ils se serrèrent la main et Hedrock sentit qu’il était examiné de la tête aux pieds par des yeux noirs au regard dur. Neelan avait un visage si basané que Hedrock pensa qu’il revenait de voyages aux planètes lointaines, voire aux météores où l’on n’était pas directement protégé des rayons du soleil. Il regretta de n’avoir pas mené une enquête plus précise sur Dan Neelan et son frère disparu. Puisqu’il avait commis cette erreur, ce qu’il fallait maintenant, c’était entraîner cet homme hors de la boutique, dans un coin tranquille où il puisse parler avec lui seul à seul. Mais avant qu’il ait pu dire un mot, le gérant du magasin déclara :

— Pour votre information, monsieur Hedrock, nous assurons le retour du courrier de M. Neelan depuis son adresse postale martienne. Vous aurez tout le temps de parler avec lui.

Hedrock ne voulut pas insister. Ces mots lui paraissaient avoir une résonance grave. Mais, après tout, ce qui s’était passé était assez normal. Les opératrices du Central d’Informations des Armuriers s’étaient débrouillées pour faire attendre Neelan dans la boutique à sa demande. C’est pourquoi elles lui avaient proposé de lui faire réexpédier son courrier martien par transmetteur. Elles avaient atteint leur objectif limité. Il était donc possible d’écarter Neelan du magasin pour un temps assez bref. Mais les lèvres de ce dernier paraissaient pincées et têtues, ses yeux méfiants, comme s’il avait l’habitude des coups fourrés. Hedrock connaissait assez ce genre d’hommes pour savoir qu’il était peu sage de les soumettre à une pression quelconque. Il fallait donc attendre pour lui suggérer de quitter la boutique, quoiqu’il fût urgent de s’en aller. Il se tourna vers le gérant.

— Nous avons de graves problèmes à régler, lui dit-il, aussi j’espère que vous ne serez pas vexé si je me mets aussitôt à discuter de M. Neelan.

— Je vous laisse seul avec lui, dit le vieil homme en souriant avant de disparaître dans l’arrière-boutique.

Il y avait une autre chaise dans un coin. Hedrock la tira à lui, fit signe à Neelan de se rasseoir sur la sienne et prit place.

— Je vais être très franc avec vous, monsieur Neelan, commença-t-il sans préambule. La Guilde des Armuriers a de bonnes raisons de croire que Derd Kershaw et votre frère ont inventé un moyen de réaliser les vols interstellaires. Il est évident que l’Impératrice d’Isher s’opposera de toutes ses forces à la révélation publique d’une telle invention. En conséquence de quoi votre frère et Derd Kershaw courent le risque d’être emprisonnés et exécutés. Il est d’une importance capitale pour nous de découvrir où ils ont mis au point ce moyen de transport et ce qu’il est advenu d’eux. J’espère que vous pourrez me dire tout ce que vous savez de cette affaire.

Neelan secoua la tête et eut un sourire ironique, avec un brin de tristesse.

— Mon frère n’est pas en danger de mort, dit-il.

— Alors, vous savez donc où il est ! s’écria Hedrock, soulagé.

Neelan eut un instant d’hésitation. Lorsqu’il se mit à parler, Hedrock eut l’impression que cet homme ne lui disait pas ce qu’il avait eu d’abord l’intention de lui dire.

— Que voulez-vous de moi ? dit-il.

— Eh bien, d’abord, qui êtes-vous donc ?

— Mon nom, dit-il se détendant un peu, est Daniel Neelan. Mon frère Gilbert et moi sommes jumeaux. Nous sommes nés dans l’État du Lac... Est-ce cela que vous voulez savoir ?

— Un peu plus, dit Hedrock avec un sourire amical. Je vois sur votre visage qu’il s’est passé pas mal de choses dans votre vie depuis lors.

— Jusqu’à ce jour, dit Neelan, on pourrait me considérer comme un mineur des météores. Voici dix années que je vis loin de la Terre. J’ai passé la plupart de ce temps à tout jouer sur Mars, mais, voici deux ans, j’ai gagné une météorite à un individu nommé Carey. Par pitié, je lui en ai rétrocédé la moitié et nous nous sommes associés. Notre météorite a cinq kilomètres de diamètre, et c’est à peu près une boule de béryllium « lourd » pur. Sur le papier, nous valons donc des milliards de crédits, en monnaie ishérienne, mais il nous faut encore deux ans avant de réaliser vraiment des bénéfices. Voici un an, j’ai eu des raisons très particulières de croire qu’il était arrivé quelque chose à mon frère.

Il se tut. Une expression bizarre passa sur son visage. Il dit enfin :

— Avez-vous jamais entendu parler des expériences de l’Institut d’Eugénisme ?

— Bien sûr, dit Hedrock, qui commençait à voir de quoi il retournait. On a déjà fait des travaux remarquables, surtout en ce qui concerne les vrais jumeaux.

— Il me sera donc plus facile, dit Neelan, hochant la tête, de vous conter ce qui s’est passé.

Après un moment de silence, il commença lentement son récit. Les savants avaient pris en main à l’âge de cinq ans Daniel et Gilbert Neelan, vrais jumeaux déjà réciproquement sensibles aux réactions l’un de l’autre, et ils avaient accru cette sensibilité jusqu’à ce qu’elle fût devenue une véritable force, un véritable monde de sensations partagées. La relation entre eux était devenue à ce point hypersensible qu’à distance le flux de la pensée passait entre eux avec toute la clarté qu’il avait dans le circuit électronique d’un télestat.

Ces années de jeunesse s’étaient écoulées pour eux dans la joie de relations inséparables. Puis, vers l’âge de douze ans, on avait commencé à les différencier sans briser leurs connexions nerveuses. C’est ainsi que, tel un enfant jeté dans une piscine, qui doit nager s’il ne veut pas se noyer, on l’avait brutalement soumis à l’impact de la vie quotidienne d’Isher, tandis que Gil était tenu à l’abri des influences extérieures et voué aux études savantes. Vinrent des années au cours desquelles leur entente intellectuelle déclina. Bien qu’ils pussent encore se transmettre leurs pensées, ils avaient aussi appris à se les cacher. Neelan se sentait devenir le grand frère costaud, tandis que Gil...

L’homme au regard triste se tut un instant et dévisagea Hedrock avant de poursuivre :

— Je pense que c’est à la façon dont il réagissait devant mes expériences féminines que je sentis que Gil s’engageait dans l’âge adulte d’une manière différente. Mon attitude le choquait et c’est ainsi que je commençai à comprendre qu’il existait un problème psychologique entre nous. Il n’était pas alors question, dit-il en haussant les épaules, que l’un ou l’autre de nous quitte la Terre. Cependant, dès le jour où le contrat avec l’Institut d’Eugénisme prit fin, je retins ma place pour Mars. Je me rendis là dans la pensée qu’il fallait que je laisse Gil vivre sa vie. Seulement, dit-il avec des sanglots dans la voix, il ne devait rencontrer que la mort.

— La mort ? dit Hedrock.

— Oui, la mort.

— Et quand donc ?

— Voici un an. C’est ce qui m’a fait revenir sur Terre. Je me trouvais sur mon météore quand je l’ai senti mourir.

— Ça vous a pris longtemps pour revenir ? interrogea Hedrock. Enfin, dit-il remarquant que sa phrase était un peu brutale, vous comprenez que j’essaie de me représenter la situation.

— Nous étions coincés de l’autre côté du soleil, dit Neelan d’un ton fatigué, parce que la vitesse du météore était à peu près semblable à celle de la Terre. Ce n’est que tout récemment que s’est présentée une opposition favorable nous permettant de placer sur une orbite convenable notre cargo-fusée de type très ordinaire. Carey m’a déposé la semaine dernière dans un petit aérodrome du nord. Il est reparti aussitôt, mais il doit venir me reprendre dans six mois.

Hedrock hocha la tête. Ce récit lui paraissait clair.

— Et qu’avez-vous ressenti exactement quand votre frère est mort ? demanda-t-il.

Neelan se carra sur sa chaise, expliquant malaisément qu’il avait éprouvé une souffrance indistincte. Gil était mort dans de grandes souffrances, subitement, alors que nul ne s’y attendait. L’angoisse avait traversé les millions de kilomètres entre la Terre et le météore, si bien que Neelan avait éprouvé par sympathie pour son jumeau de véritables souffrances nerveuses. Mais, aussitôt, avait disparu définitivement la pression physiologique qu’exerçait sur lui, même à cette distance, le seul fait que son jumeau existât.

— Je n’ai absolument rien ressenti de tel depuis, dit-il en terminant.

Dans le silence qui suivit, Hedrock pensa qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps. Attentif au récit de Neelan, il avait oublié depuis un moment la situation dans laquelle il se trouvait. Maintenant l’urgence réapparaissait : il était temps de partir, tout de suite ! Cette impulsion était pressante et, connaissant les Armureries comme il les connaissait, il savait qu’il ne pouvait pas ne pas tenir compte de cet avertissement intérieur. Pourtant, enfoncé dans son siège, il considérait calmement l’homme qui lui faisait face. Lorsqu’il allait partir, il fallait qu’il emmène Neelan avec lui, et cela exigeait un plan précis. Il calcula mentalement l’opération et secoua lentement la tête.

— Je ne crois pas que votre affaire ait été mêlée à une crise depuis un an.

— J’ai remarqué, dit Neelan, le regard triste, que la mort d’un homme est rarement un événement capital. Cela ne me plaît guère de dire que la mort de mon frère n’a pas été l’occasion d’une crise marquante, mais c’est pourtant la vérité.

— Et cependant, dit Hedrock, contrairement à ce que vous croyez, quelque chose de très important s’est produit : Kershaw lui aussi a disparu.

Sans attendre une réponse, il se mit debout et se dirigea vers le tableau de contrôle situé sur le mur de gauche. Depuis quelques minutes, il se disait que des militaires de la Guilde auraient pu savoir par le transmetteur qu’il se trouvait là. Il ne pouvait prendre ce risque alors qu’il organisait sa retraite. Il s’approcha de l’écran et des appareils aux lumières clignotantes, se plaçant de façon que Neelan ne vît pas ce qu’il faisait. Il brancha l’un de ses anneaux et le flux énergétique fit un trou gros comme la tête d’une épingle dans les délicats circuits. Aussitôt, une petite lumière s’éteignit sur le panneau.

Hedrock se détourna, soulagé, mais toujours aussi attentif à son problème. Il n’avait fait que protéger son flanc. Il savait qu’il y avait un autre appareil dans l’arrière-boutique et il sentait que des hommes allaient arriver de ce côté-ci. D’autres, avec des avions, allaient faire un mouvement tournant pour le couper de son avio-car.

Dans une situation aussi délicate, il ne voulait prendre que des risques mesurés. Il se rapprocha de Neelan et lui dit :

— Je possède une adresse de votre frère où j’aimerais opérer une vérification tout de suite. Il faut que vous veniez avec moi. Je vous assure qu’il est important d’aller vite. Vous me raconterez le reste de votre histoire en route. Je pourrai vous ramener ici ensuite pour prendre votre courrier.

— Je n’ai pour l’instant pas grand-chose de plus à vous dire. En arrivant dans la Cité Impériale, je me suis rendu à l’ancienne adresse de mon frère et j’ai appris que...

— Un moment, dit Hedrock, marchant vers la porte qui conduisait à l’arrière-boutique, sur laquelle il frappa, en déclarant : « J’emmène M. Neelan avec moi, il reviendra prendre son courrier. Merci pour votre aide. » Allons, dit-il à Neelan, le pressant et sans attendre de réponse.

Neelan se dirigea vers la porte d’entrée tout en parlant.

— ... J’ai découvert que mon frère avait une adresse fictive qui ne lui servait que de boîte aux lettres.

— Comment, vous voulez dire que votre frère n’habitait pas à son adresse officielle ? dit Hedrock en franchissant la porte.

— Sa logeuse m’a dit que non seulement il n’y vivait pas, mais qu’il l’avait autorisée à louer la chambre. Il venait un soir par mois, comme l’exige la loi – de telle sorte que la conscience de la logeuse était tranquille.

Une fois hors de la boutique, se dirigeant vers son avio-car, Hedrock se rendait compte que Neelan continuait à parler et sans doute le sens de ses mots entrait-il en lui, mais son attention était ailleurs, portée vers le ciel. Des appareils passaient au-dessus d’eux, mais pas de long fuseau sombre : pas de vaisseau spatial, ni de fusée-torpille porteuse d’engins atomiques. Il ouvrit à Neelan la porte de son petit avion et y pénétra à sa suite. Assis au poste de pilotage, il put constater qu’il n’y avait aucun remue-ménage suspect autour de la boutique. Celle-ci était toujours semblable à elle-même, son enseigne brillant magiquement dans le soleil, symbole d’une liberté qui durait maintenant depuis des milliers d’années, étrange et curieuse liberté qui avait résisté aux assauts les plus dangereux dirigés contre elle : l’ambition sans bornes de ceux qui voulaient posséder le pouvoir.

L’avio-car avait pris de la hauteur et l’Armurerie, dans son jardin, semblait une chose de peu d’importance, bientôt perdue de vue dans l’amas des immeubles commerciaux qu’on voyait à droite et à gauche. Hedrock vit que Neelan examinait le tableau de bord. Il y avait dans son regard une assurance qui laissait entendre mieux que des mots que l’homme s’y connaissait.

— Il y a des choses nouvelles là-dedans, dit-il, rencontrant le regard de Hedrock et désignant le détecteur.

Cet appareil était un secret des Armureries, mais assez peu important pour que Hedrock ait pu prendre le risque de le faire poser dans un avio-car qui pouvait tomber aux mains des ennemis de la Guilde. Le gouvernement impérial possédait des appareils du même type, mais de conception légèrement différente.

— Je vois que vous connaissez la mécanique, dit Hedrock.

— J’ai fait des études supérieures d’atomistique, dit Neelan. L’Institut d’Eugénisme, ajouta-t-il avec un faible sourire, ne négligeait rien pour ses protégés.

En effet. Jusqu’à cet instant, Hedrock avait considéré Neelan comme important en raison des informations qu’il pouvait lui fournir. Il était impressionné par la force de caractère que l’homme manifestait, mais il avait rencontré dans sa longue carrière tant d’hommes courageux et capables, que cela seul ne lui semblait pas d’un intérêt primordial. Mais s’il s’agissait d’un technicien nucléaire, alors tout changeait. Un homme qui avait une culture générale poussée dans le domaine de l’atomistique, telle qu’on l’enseignait dans les universités d’Isher, n’avait pratiquement pas de prix dans l’industrie. Et si un tel homme était en plus sur la piste du moyen de réaliser les voyages interstellaires, sa valeur était alors proprement inestimable. Aussi fallait-il cultiver ce Neelan – ce que Hedrock commença aussitôt. Il tira de sa poche le bout de papier sur lequel il avait inscrit la dernière adresse connue de Kershaw. Il la tendit à Neelan :

— C’est là que nous allons, dit-il.

— Chambre 1874, Immeuble Trellis Minor, dit l’homme lisant à haute voix. Mon Dieu !

— Qu’avez-vous ?

— Je me suis rendu là par trois fois déjà, dit Neelan. J’ai trouvé l’adresse dans un porte-documents de mon frère qu’il avait laissé à sa pension.

Hedrock eut un instant l’impression que son enquête était déjà terminée. Néanmoins il revint sur les termes de son interlocuteur :

— Trois fois ? dit-il.

— Ce n’est qu’une chambre. Chaque fois que j’y suis allé, la porte était close. Le gérant m’a dit que le loyer avait été payé dix ans d’avance et qu’il n’avait jamais vu personne depuis la signature du bail, trois ans plus tôt.

— Mais vous n’avez pas pénétré dans la pièce ?

— Non, il n’a pas voulu n’y autoriser. Et je n’avais nul désir de me faire mettre en prison. D’autre part, je ne pense pas que j’aurais pu y pénétrer, car il s’agissait visiblement d’une serrure à protection automatique.

Hedrock secoua pensivement la tête. Il n’était pas question qu’une serrure lui résistât, mais il savait bien les difficultés que présentait l’effraction d’un tel appareillage pour un individu ne disposant pas de ses facultés exceptionnelles. Une autre pensée lui traversa l’esprit : ici ou là, il faudrait qu’il descende faire un saut dans l’un de ses appartements pour mettre un costume « d’affaires ». Il était très important qu’il se protégeât, et pourtant il craignait de ne pas agir assez vite, tant que les Armuriers pourraient repérer ses faits et gestes. A la fin du compte, une demi-heure de perdue pour assurer sa sécurité pouvait faire basculer le sort. Un avantage de dix minutes seulement pouvait être décisif. Il fallait donc prendre tous les risques que la situation imposait.

Déjà, devant eux, une enseigne flamboyante au-dessus d’un immeuble d’une centaine d’étages indiquait Immeuble Trellis Major. Hedrock ne se rendit pas tout de suite compte qu’il se trompait quant au nom de l’édifice. Ce n’est qu’à cinq cents mètres au-dessus du formidable bâtiment qu’il aperçut, plus loin et plus bas, les cinquante étages spiraloïdes du Trellis Minor. La vue de l’ensemble lui rafraîchit la mémoire : c’est alors qu’il se rappela que Trellis Major et Minor étaient deux météores-planétoïdes qui effectuaient conjointement leur révolution quelque part au-delà de Mars, le plus grand en sens contraire de la rotation terrestre, le plus petit dans le même sens. Ils faisaient tous deux l’objet de l’exploitation d’une seule et même compagnie minière et ces deux immeubles considérables n’étaient que des produits secondaires provenant des inépuisables trésors extraits sans cesse dans cette lointaine contrée du système solaire.

Hedrock fit atterrir son appareil sur le plus petit édifice, et tous deux descendirent par ascenseur jusqu’au dix-huitième étage. Il suffit à Hedrock d’un coup d’oeil pour se rendre compte que l’entrée du studio 1874 était fort bien protégée. La porte était faite d’un alliage d’acier et d’aluminium. La serrure électronique était surmontée d’un avertissement : « Toute tentative de violer ce mécanisme produit l’émission de signaux d’alerte dans le bureau du gérant, au commissariat de police le plus voisin et à bord des avions de surveillance patrouillant le quartier. »

Mais la Guilde des Armuriers avait mis au point toute une série de procédés pour venir à bout de tels circuits électroniques. Le meilleur était le plus simple. Il prenait origine dans une confiance absolue en une caractéristique particulière de la structure de la matière et de l’énergie : si l’on interrompait ou établissait un circuit avec une rapidité suffisante (la vitesse dont il s’agissait ici était super-luminique), le courant (dans le premier cas) continuait à passer comme s’il n’y avait pas eu rupture, et (dans le second cas) établissait un contact entre deux points de l’espace comme s’il n’y avait pas eu de distance entre eux. Ce n’était pas là une application scientifique sans importance, puisque le très complexe transmetteur de matière qui avait rendu possible la conception des boutiques d’Armurerie était fondé sur ce principe.

Hedrock fit signe à Neelan de se reculer et s’approcha de la porte. Cette fois, il fit usage d’un autre anneau énergétique : une flamme orange s’éleva, jusqu’à près d’un mètre du point de contact. L’éclair disparu, il poussa la porte, qui s’ouvrit en grinçant, comme si elle n’avait pas servi depuis longtemps. Hedrock franchit le seuil et pénétra dans un bureau de six mètres sur trois. A une extrémité se trouvait un bureau, plusieurs chaises et un classeur. Dans un coin derrière le bureau, il y avait un télestat dont l’écran semblait mort.

La pièce était si nue, si visiblement dépourvue d’occupants et inutilisée que Hedrock fit quelques pas jusqu’au centre puis s’arrêta. Machinalement, il tourna la tête vers Neelan. Celui-ci se penchait sur la serrure et l’examinait.

— Comment donc vous y êtes-vous pris ? dit-il en jetant sur Hedrock un regard interrogateur.

Hedrock dut faire un effort pour comprendre que l’autre lui demandait comment il avait fait pour ouvrir la porte. Il sourit et déclara gravement :

— Désolé, c’est un secret. Entrez donc, ajouta-t-il rapidement. Ce n’est pas la peine de nous faire repérer.

Neelan réagit très vite, pénétra dans la pièce et ferma la porte derrière lui.

— Fouillez le bureau, dit Hedrock. Je vais m’occuper du classeur. Le plus tôt nous aurons fini, le mieux cela vaudra pour nous.

Il ne lui fallut qu’une minute : les tiroirs du classeur étaient vides de fiches. Ayant poussé le dernier, il se dirigea vers le bureau. Neelan examinait le tiroir du fond, Hedrock vit qu’il était vide lui aussi. Neelan repoussa le tiroir et se releva :

— Et voilà ! dit-il. Alors, que faisons-nous maintenant ?

Hedrock ne répondit pas tout de suite. Il y avait encore quelque chose à faire. Le contrat de location pourrait sans doute donner de nouvelles pistes. On pouvait entrer en contact avec la Compagnie des Télestats, pour demander quels appels avaient été faits depuis ce bureau et quels appels lui avaient été adressés. Avec du temps, on pouvait solidement établir une voie pour l’enquête. Mais le malheur pour lui, c’est que le temps lui manquait. Et une fois encore, debout au milieu de cette pièce, il lui parut étrange que la Guilde n’eût pas encore mis la main sur lui depuis son escapade. A l’époque où il était lui-même à la tête du Service de Coordination, il ne lui aurait fallu que quelques minutés après une note au Conseil pour avoir tous les renseignements sur Kershaw. Il semblait incompréhensible que son successeur, John Hale, un brillant et très doué psycho-devin, ne réussisse pas aussi bien que lui. Mais quelle que soit la raison du délai qui lui était imparti, il ne fallait plus compter que celui-ci durât trop longtemps. Le plus tôt il partirait d’ici, le mieux ce serait. Il se tourna et marcha vers la porte. Puis il s’arrêta. S’il partait comme cela, où aller ensuite ? Lentement, il se reprit et examina de nouveau la pièce. Peut-être n’avait-il pas cherché avec assez de soin. Peut-être par énervement avait-il laissé passer quelque chose d’évident.

Il fallait rester encore, et trouver.

D’abord, il ne découvrit rien. Et comme son regard quittait la fenêtre derrière le bureau, il examina tous les objets un par un : le bureau avec ses tiroirs vides ; le classeur également vide ; les chaises, la pièce elle-même, nue à part le peu de mobilier et le télestat. Et ce fut là que son regard s’arrêta :

— Le télestat ! dit-il à voix haute. Évidemment ! Il se dirigea vers l’appareil et s’arrêta, se rendant compte que Neelan le suivait des yeux, l’air interrogateur.

— Vite, mettez-vous contre le mur, dit-il, désignant la paroi qui se trouvait derrière l’appareil. Je ne crois pas que là on puisse vous voir ?

— Qui ? demanda-t-il, en se mettant à l’endroit désigné.

Hedrock fit fonctionner l’appareil, furieux contre lui-même de ne pas y avoir pensé dès son entrée dans la pièce. Depuis des années il vivait pourtant dans le monde des télestats, ceux qui étaient synchronisés sur la Guilde des Armuriers, ceux qui constituaient un circuit fermé, les stats non automatiques, sans oublier son univers privé et secret de stats branchés seulement d’un appartement à l’autre. Et c’était pourquoi n’avoir pas tout de suite pensé à toutes les possibilités que lui offrait celui-ci, c’était presque du suicide.

Une minute passa et l’écran demeura vierge. Deux minutes... était-ce un son ? Il n’en était pas sûr, mais il lui semblait entendre... un bruit de pas. Ils s’arrêtèrent et il y eut un silence. Hedrock essaya de distinguer un homme qui aurait pu considérer l’écran à l’autre bout et hésiter à répondre. Une troisième minute passa. C’était raté et il avait perdu de précieuses minutes.

Enfin, au bout de cinq minutes, retentit une voix tranchante :

— Oui, qu’est-ce que c’est ?

Il frémit de la tête aux pieds. Son histoire était toute prête, mais avant qu’il ait pu répondre, la voix reprit, plus désagréable encore :

— Est-ce que vous répondez à l’annonce ? Ils m’ont dit que je n’aurais pas de réponse avant demain. Pourquoi ne m’ont-ils pas appelé pour me dire qu’ils avaient trouvé quelqu’un dès aujourd’hui ?

Il paraissait furieux et une fois encore n’attendit pas la réponse à sa question.

— Êtes-vous ingénieur atomiste ? demanda la voix.

— Oui, répondit Hedrock.

C’était facile à dire. La façon dont son interlocuteur avait fait les demandes et les réponses lui avait permis d’abandonner l’histoire qu’il avait préparée pour entrer dans son jeu. Son intention première était en effet de se faire passer pour Dan Neelan et d’expliquer qu’il avait trouvé l’adresse de ce bureau dans les affaires personnelles de son frère. Il avait l’intention d’être assez dur à propos de la mort de son frère et de donner le change en faisant croire qu’il s’intéressait à l’héritage. Cela lui avait paru assez vraisemblable, et le lui semblait toujours, de penser qu’une réaction à une telle attitude serait hautement significative de la part de son interlocuteur. Ou bien on montrerait de la sympathie au frère de Gil Neelan – et dans ce cas il se serait fait plus aimable – ou bien on lui aurait montré de l’animosité. Enfin, si on feignait de ne pas le connaître, cela aussi aurait une signification précieuse. Il attendit, mais pas très longtemps.

— Vous devez trouver étrange, dit la voix dans le télestat, cette façon d’embaucher les gens.

Hedrock plaignit son interlocuteur : celui-ci était tellement persuadé de l’étrangeté de ses méthodes qu’il avait l’air de croire que tout le monde pensait de même. Le mieux était d’entrer dans son jeu.

— Je me suis étonné, mais après tout qu’est-ce que vous voulez que cela me fasse ?

L’homme eut un rire assez peu agréable.

— Heureux de vous l’entendre dire. J’ai ici un boulot qui vous prendra environ deux mois. Je vous paierai huit cents crédits par semaine si vous ne posez pas de questions. Ça vous va ?

Hedrock trouva que, décidément, c’était de plus en plus bizarre. Pour paraître raisonnable, il fallait maintenant avoir l’air de se méfier.

— Que voulez-vous donc me faire faire ? interrogea-t-il en articulant lentement.

— Uniquement ce que nous avons dit dans l’annonce : réparer des moteurs atomiques. Alors... (la voix s’était faite intransigeante), est-ce que ça vous va ?

Hedrock posa alors la question essentielle :

— Où dois-je me rendre ?

— Pas si vite, dit la voix après un silence. Je ne vais pas vous donner des tas de renseignements et risquer qu’ensuite vous ne vouliez pas du boulot. Vous rendez-vous compte que je vous offre le double du tarif normal ? Êtes-vous intéressé ?

— Bien sûr, c’est précisément le genre de travail que je cherche, dit Hedrock.

Il sentait vaguement que la prudence de son interlocuteur cachait quelque illégalité. Dans ce cas, le problème de Neelan devenait secondaire. Sans doute faudrait-il se renseigner sur les détails du meurtre, mais il avait vu mourir trop de générations d’hommes pour se sentir excessivement concerné par quelques morts de plus ou de moins. Son idéal et son but se situaient à un tout autre niveau.

— A cinq blocs de maisons au nord de la 131e Rue, disait la voix : ensuite à neuf blocs à l’est, au 1997, 232e Avenue, au Centre. C’est un grand immeuble gris, tout en hauteur. Vous ne pouvez pas ne pas le reconnaître. Vous sonnerez et vous attendrez qu’on vous réponde. Ça va ?

Hedrock écrivit soigneusement l’adresse, très vite.

— Parfait, dit-il. A quelle heure ?

— Tout de suite. Comprenez-moi bien, disait la voix, menaçante, je ne veux pas que vous alliez raconter tout cela ailleurs. Si vous voulez le job, vous n’avez qu’à venir par l’avio-bus. Je sais combien de temps cela prend pour venir ici. N’essayez pas de m’avoir. Je vous attends d’ici une dizaine de minutes.

Hedrock pensa qu’il n’aurait donc pas le temps, hélas ! de passer à l’un de ses appartements.

— J’y serai, dit-il.

Il attendit. L’écran demeurait blanc. De toute évidence, l’homme à l’autre bout de la ligne ne s’intéressait nullement à connaître l’allure du candidat. Il y eut un brusque déclic : la communication était coupée, la discussion terminée.

Rapidement il brancha un de ses anneaux énergétiques pour s’assurer que plus personne ne pourrait utiliser ce télestat, et il se tourna tandis que Neelan s’approchait de lui. Souriant, il apparaissait maintenant comme un bel homme, solide, presque aussi bien bâti que Hedrock.

— Bon travail, dit-il. Quelle adresse déjà ? 997 quelle rue ?

— Sortons d’ici sans tarder, dit Hedrock.

Son esprit bâtissait très vite un plan et ils marchèrent à pas rapides vers l’ascenseur. Il se demandait ce qu’il allait faire de Neelan. L’homme ne manquait pas de valeur et pouvait constituer un allié de poids pour un individu comme lui, habitué à agir toujours seul. Mais il était trop tôt encore pour le mettre dans la confidence, d’autant plus qu’il n’avait pas le temps de lui raconter en détail ses préoccupations et visées pour obtenir son concours.

— Mon idée, dit-il comme l’ascenseur se dirigeait à toute vitesse vers le toit, est que vous devriez retourner à la boutique d’Armurerie de Linwood, y prendre votre courrier, tandis que j’irai rendre visite au peu plaisant personnage avec qui je viens de parler. Ensuite, prenez une chambre à l’Hôtel Isher – je vous appellerai là. Comme cela nous ferons deux choses à la fois.

Il y avait des arrière-pensées évidentes de la part de Hedrock : plus tôt Neelan retournerait au magasin d’armes, plus il aurait de chances d’y arriver avant une patrouille de recherches de la Guilde ; et si d’autre part il abandonnait son studio en ville pour une chambre d’hôtel, cela prendrait encore plus de temps pour qu’on le repère. L’envoyer à la boutique était d’autant moins dangereux pour Hedrock qu’il n’avait pas retenu l’adresse donnée au télestat.

— Déposez-moi à la première station d’avio-bus. Mais cette adresse ?

— Je vais vous l’écrire dès que nous serons dans mon avio-car, dit Hedrock.

Ils étaient maintenant sur le toit, et il eut un moment d’émotion en voyant plusieurs petits appareils atterrir à peu de distance, avec une sorte de précipitation. Mais les hommes et les femmes qui en sortirent ne firent nullement attention aux deux hommes qui se dirigeaient vers la piste nord.

Ils étaient à peine en l’air que Hedrock aperçut le signal clignotant d’une station d’avio-bus. Il piqua vers elle et en même temps, griffonna sur un papier : 997, 131e Rue. Un moment après ils étaient sur la plate-forme. Il plia le papier, le donna à Neelan comme il quittait l’appareil. Ils se serrèrent la main.

— Bonne chance, dit Neelan.

— Surtout, dit Hedrock, ne retournez pas au studio de votre frère.

Il se rassit à son poste de pilotage, ferma la porte et, en un instant, se fut dégagé du trafic citadin. Dans son rétroviseur, il put voir Neelan monter à bord d’un avio-bus. Hedrock n’aurait su dire si l’autre s’était rendu compte qu’il lui avait donné une fausse adresse. Bien sûr, les experts de la Guilde pourraient utiliser sur lui les tests psycho-associés pour trouver la vraie. Sans doute, dans un certain niveau de l’inconscient, se souvenait-il de celle-ci. Mais cela prendrait du temps de le persuader de les aider, et du temps pour mettre au point les structures associatives nécessaires. Hedrock n’avait aucune objection à ce que la Guilde obtienne le renseignement, plus tard. Tandis qu’il guidait lentement son appareil vers l’adresse indiquée, il écrivit une autre note, plus longue, sur laquelle il inscrivit la véritable adresse, et qu’il plaça dans une enveloppe. Sur l’enveloppe il écrivit : M. Peter Cadron, Société des Météores, Hôtel Ganeel, Cité Impériale – à remettre au courrier de midi, le 6 – c’était le lendemain.

Dans des circonstances normales, il eût travaillé la main dans la main avec la Guilde des Armuriers en pareil cas, puisque les buts de cette organisation correspondaient dans l’ensemble aux siens – mais, malheureusement, le Conseil avait eu peur de lui. Et cette attitude affective pouvait gêner considérablement l’efficacité de leur action. La lenteur qu’ils avaient mis à suivre l’affaire Kershaw prouvait bien que déjà leur façon d’agir était dangereuse pour leur cause. Hedrock ne doutait nullement du sens de son action. En cas de crise, il avait confiance en lui-même. Il ne méprisait pas l’habileté et la bravoure des autres, mais bien peu avaient sa vaste expérience et la même volonté que lui de prendre des risques à long terme.

Il n’était même pas impossible qu’il fût pour l’instant le seul à s’être rendu compte que l’affaire qui se présentait allait être une des crises majeures du règne si critique d’Innelda d’Isher. Il suffisait de quelques minutes pour rencontrer le succès ou l’échec. Nul n’était mieux placé que lui pour utiliser au mieux ces précieuses minutes.

Son avio-car traversa la 232e Avenue, au Centre, et il descendit dans un aéro-parking situé au 233. Il sortit de l’appareil et se dirigea rapidement vers le coin de rue suivant pour poster sa lettre, avant de se diriger vers son but. Sa montre, consultée, lui indiquait qu’il y avait exactement onze minutes qu’il avait parlé à son éventuel employeur. Ce n’était pas trop long.

Il avait donc l’immeuble devant lui ! Tout en marchant, Hedrock étudiait le bâtiment en fronçant le sourcil. C’était une construction mal proportionnée, très longue pour une profondeur réduite et, dans le crépuscule, cela montait jusqu’à quatre-vingts ou cent mètres vers le ciel, sorte de lugubre aiguille grisâtre, bâtisse à la fois curieuse et d’aspect sinistre. Aucune enseigne, aucune plaque n’indiquait ce qu’on y faisait. Il n’y avait qu’un petit terre-plein, à peine distinct du trottoir, qui menait à une porte d’allure peu imposante. Au moment où il sonna à cette porte, il essaya de s’imaginer Gilbert Neelan marchant le long de cette rue le jour de sa mort, passant cette porte et disparaissant pour toujours. Mais il manquait quelque chose à ce tableau et il y réfléchissait encore quand la voix sèche qui lui était maintenant familière lui parvint par un haut-parleur situé au-dessus de la porte.

— Eh bien, vous avez pris votre temps pour venir !

— Je suis venu directement, pourtant.

Il y eut un bref silence. Hedrock se dit que l’homme calculait mentalement le temps qu’il fallait pour venir du Trellis Minor. Sans doute, à la réflexion, fut-il satisfait.

— Une minute, dit-il.

La porte s’ouvrit. Hedrock vit devant lui une sorte d’immense hangar, doit il ne pouvait mesurer la hauteur depuis le seuil. Il oublia le hangar, en se mettant à considérer la face interne de la lourde porte qui venait de s’ouvrir devant lui : celle-ci, comme l’intérieur du mur de la bâtisse, était entièrement faite de métal moulé. Hedrock s’avança, sentant vaguement que le lieu avait quelque chose de pas naturel. Les parois internes étaient entièrement constituées d’acier Fursching, alliage de structure moléculaire spéciale qui était utilisé exclusivement pour les coques extra-dures des navires spatiaux.

L’étrange bâtiment n’était donc qu’un hangar pour navires spatiaux. Et le navire s’y trouvait, le navire de Kershaw ! C’était de sa part une supposition, mais à la vitesse où tout se passait, il était nécessaire qu’il considérât ses suppositions comme des réalités tangibles. D’autres idées lui venaient en tête. Gil Neelan, le frère de Dan, n’était pas mort sur Terre mais au cours d’un voyage spatial. Ce qui signifiait que le procédé permettant les voyages interstellaires avait été expérimenté depuis un an au moins. Mais alors, pourquoi ces gens agissaient-ils de la sorte ? Il n’était pas vraisemblable que Kershaw, l’inventeur, soit devenu excessivement nerveux uniquement parce qu’un de ses collaborateurs avait trouvé la mort dans un essai, ou parce qu’il avait peur de l’Impératrice. Il ne devait pas ignorer qu’il pouvait recevoir l’aide de la Guilde. Tous les savants renommés étaient secrètement avisés que le concours de la Guilde leur était ouvert. Dans certains cas, rares il est vrai, les Armuriers leur communiquaient même quelques-uns de leurs renseignements « confidentiels », lorsqu’ils avaient confiance.

Cloué sur place, Hedrock se disait avec amertume que Kershaw lui-même devait être mort. Mais ses pensées se précipitèrent, tournées cette fois vers l’action. Devait-il entrer tandis qu’il en avait l’occasion, ou faire retraite pour aller chercher son précieux costume « d’affaires », sa tenue spéciale ? La question comportait en elle-même la réponse. S’il s’en allait, l’homme deviendrait soupçonneux. S’il restait, il pourrait espérer mettre la main sur le navire et connaître le procédé de dérive interstellaire.

— Alors, que se passe-t-il ? dit la voix cassante. Qu’attendez-vous pour entrer ?

Déjà, l’autre se méfiait. Mais il y avait aussi de l’angoisse dans sa voix. L’homme, quel qu’il fût, tenait absolument à ce qu’un ingénieur atomiste monte à bord. Ainsi donc, il se plaçait sans le savoir sous la coupe de Hedrock. Celui-ci put lui dire, sans mentir :

— Je viens seulement de me rendre compte qu’il s’agissait d’un navire spatial et je ne veux pas quitter la Terre.

— Oh ! (Il y eut un silence et la voix reprit :) Attendez une minute. Je sors. Je vais vous montrer que tout est dans l’ordre. Le navire ne peut partir sans que les moteurs aient été révisés.

Hedrock attendit. Il pensa que cette preuve n’était autre chose qu’une arme. De quel calibre, là était toute la question. Mais qu’importait ? Au début, même en position d’infériorité, il monterait à bord. Tôt ou tard, ses anneaux énergétiques lui donneraient les moyens de défense dont il avait besoin. Comme il regardait devant lui, la porte intérieure à demi ouverte s’ouvrit brutalement. Derrière, se révéla une troisième porte, également ouverte, et derrière, en l’air, fixée sur un système antigravitationnel, il y avait une arme énergétique mobile, dont le canon à triple nodosité s’était automatiquement pointé vers lui. De l’intérieur, par haut-parleur, la voix tranchante lui disait :

— Vous avez probablement une arme de la Guilde. J’espère que vous vous rendez compte de l’inutilité d’une telle arme en face d’un radiant de quatre-vingt-dix mille cycles. Jetez votre revolver par la porte.

Hedrock n’avait jamais porté sur lui d’armes ordinaires.

— Je suis sans armes, dit-il.

— Ouvrez votre vêtement, dit la voix soupçonneuse.

Hedrock s’exécuta. Il y eut un silence.

— Parfait, entrez.

Sans un mot, Hedrock franchit les deux portes intérieures dont chacune se referma derrière lui avec un déclic significatif de verrouillage.

 

Les fabricants d'armes
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